Aliénation

Aliéné mais pas fou
juillet 2015

Tout une ambiguité : faut-il se soumettre à ses chaînes et ainsi ne plus les sentir, faut-il les arracher au point de se détruire, faut-il se poser la question au point d'entrer en conflit ? Question vaste et ambigüe dont nous tentons une rapide exploration. Réflexion indispensable pour l'exercice de la médiation professionnelle, à notre sens.

Aliéné mais pas fou

Introduction : homophonie


En guise de mise en appétit, goûtons la friandise d'homophonie offerte par ce mot qui nous livre ses secrets convulsivement sous la torture que nous lui imposons.
Aliénation, autrement dit " à ", " lier ", " à ", " nation ". Il s'agit donc bien d'une liaison privilégiée de l'individu à la nation, au groupe, qui est prédestinée par le " à " ou proclamée par le " Ah ! ". Mais " allié ", " à ", " nation " n'est pas présenté comme un danger mais bien comme une mise en commun des forces alliées ; belle invitation ! Plus librement, on peut entendre " A lui et à toi et à on ". "Toi, moi, on", ou " tous pour un, un pour tous ". Non, j'en fais trop…

Quoique, si les choses se passent bien dans le " sens du poil ", c'est bien dans le " contre sens " qu'on s'aperçoit qu'elles se gâtent et que le mot est une prison qui se révèle à qui veut y échapper. En effet, si on lit (lire) à " rebrousse poil ", à l'envers, ou en verlan si vous préférez, on découvre " honte à lui, là ! (ou na !) ". Revanche hargneuse contre le traitre, honte au dissident qu'on ne peut plus appeler " toi ", mais " lui " en marque de séparation du groupe. Qui va prendre un tel risque ?

Voilà, tout est déjà dit en introduction par le mot : il s'agit d'une liaison de l'individu au groupe auquel il est naturellement attaché pour son bien mais dont il est cruellement rejeté à la moindre velléité d'indépendance. Pourquoi aller plus loin si tout a été dit ? Par curiosité, regardez. Puis, cela a peut-être quelque chose à voir avec la médiation professionnelle.

Nature du lien

Tant il est vrai que le mot n'est pas d'un usage commun des plus flatteurs. En général, " l'aliénation mentale " n'est pas une attribution bien valorisante pour celui qui s'en voit qualifié. Mais, à bien regardez autour de nous, il est assez rare de rencontrer quelqu'un dont on voit les liens contraignants : tout juste une fois ou deux avons-nous dans une vie croisé des personnes menottes aux mains. Si ! Tous les jours dans notre voiture, nous nous lions au siège par une ceinture et vivons, dans ces circonstances, l'aliénation positive et protectrice que nous avons évoquée en introduction. Mais sinon…

Il s'agirait donc de liens d'une autre nature que physique. Vous avez devinez : c'est dans la tête que ça se passe. La tête : mystère et boule de gomme, ça commence où et ça finit où ? Serions la question : qu'est-ce qui lie notre tête ? Plus loin : qu'est-ce qui la relie (relire ou relier) à celles des autres ? À première vue, on va entrer dans le biologique (capacité mentale, neurologique), le psychologique (équilibre psychique interne et relationnel, mais aussi les aliénations addictives, alcool, tabac et autres drogues…), voir psychanalytique pour ceux qui font la différence avec l'item précédent (et on évoque son papa, et sa maman, et son enfance, et son adolescence…), le sociologique (la structure sociale et la panoplie des symboles identitaires qui vont des habitudes alimentaires, vestimentaires, comportementales, aux productions culturelles de masse, chansons, films, rituels..), le culturel proprement dit, pas vraiment différent de l'item précédent si ce n'est par la tension vers l'excellence et l'universalité dont il se prévaut, le spirituel dont à lui seul le nom de " religion " affiche la recherche d'un lien qu'un bon nombre entend comme une aliénation, justement. Et nous qui voulions sérier la question ; c'est loupé. Nous n'arriverons pas à balayer dans le détail, le menu qui précède, dans le cadre d'un article de quelques pages quand des milliers d'auteurs bien plus compétents que nous ont déjà écrit des milliers de livres passionnants sur ces sujets sans les épuiser. Alors quoi ?
Alors, il est possible que notre question de départ n'ait pas été posée de façon satisfaisante. Nous n'allons pas nous en sortir en listant et analysant un par un les liens contraignants (aliénants) de l'homme. La vraie question est de savoir pourquoi nous avons une relation ambivalente avec ces liens qui nous maintiennent mais entament notre liberté et nous enferment dans un conflit - ça y est, nous y voilà.

L'aliénation nous libère

Vite fait, on s'aperçoit être bien content - en général - d'avoir des liens familiaux, sociaux, associatifs, de partager la même langue, même si cela ne suffit pas à nous entendre et à nous comprendre - d'ailleurs, il y en a qui en apprennent plusieurs -, d'écouter avec un plaisir partagé les mêmes musiques dans le monde entier. Sans que cela constitue une démonstration, on sent bien que nous tenons dans une certaine cohérence interne en raison des liens que nous faisons à l'intérieur de nous avec nos mots, nos dires, nos intentions et nos actes ; de même le groupe tient une certaine cohérence par les liens entre ses membres. Les liens sont donc nourrissants, calmants, protecteurs pour les individus et le groupe. Ils structurent notre cohésion interne et celle du groupe " comme un seul homme ". La grande prière de l'Église n'est-elle pas " … et conduis nous vers l'Unité parfaite… ". Une façon de lire la vie pourrait donc être de rechercher à analyser l'alchimie - alchimie car nous n'arrivons jamais complètement à élucider le mécanisme - qui lie (lier) notre aventure individuelle à l'aventure collective du groupe dans lequel nous vivons, tout comme le poisson est dans l'eau et que l'eau est dans le poisson. Quel sentiment de bien être océanique que de bien s'entendre avec les autres !

L'aliénation nous contraint

Mais ce compte de fée a sa contrepartie, hélas ! Nous ne connaissons pas de vie sans accroc relationnel - et vous ? Et, de temps en temps, les sentiments " océaniques " c'est sympa, mais on voudrait aussi être tout seul pour " rêver ", rêver de liberté par exemple. Et là les choses se gâtent très vite. Les mêmes liens confortables du chapitre précédent deviennent des chaines bien celées dans la muraille de la caverne. La collectivité exercent des rappels à l'ordre très violents : rappel à la loi, rappel à l'ordre moral, rappel aux bonnes mœurs, culpabilisation juridique, spirituel, dénonciations amicales…

Nous étions juste en douce errance, pas nécessairement dans une difficulté d'insertion sociale d'adolescent - et quand bien même - ou dans une révolution contre un " système ". Nous n'étions pas dans une recherche de désolidarisation du groupe, juste nous voulions faire un tour pour voir " un bout de brousse ". Car, dans le fond, on les aime bien nos liens, on n'a pas envie de les rompre, ils sont rassurants et nous évitent d'affronter l'inconnu, et même peut-être la mort… - qui sait ? Mais c'est déjà trop, nous accumulons les " maladresses " vis-à-vis de l'autre et des autres, et l'autre et les autres en font autant. Et c'est parti pour un beau conflit - on y revient.

L'aliénation, une ambivalence

Nous sommes donc à la fois cramponnés à nos chaines car elles nous apportent de la stabilité, du confort, et qu'elles nous rassurent, à la fois surpris par leur résistance quand on veut se déchainer : résistance personnelle mais aussi résistance du groupe.

On a bien vu comment une aliénation ne se révèle finalement que lorsqu'on la lit à " rebrousse poil ", que lorsqu'on veut s'en délier, s'en libérer. Sinon, elle passe totalement inaperçu et nous sommes avec ces liens dans une relation de proprioception comme nous ne sentons plus nos lunettes sur notre nez (tellement normal de voir clair), nous ne pensons même pas que nous sommes en bonne santé (tellement normal d'avoir la santé), notre bonheur passe totalement inaperçu dans les rares moments où il est là (c'est tellement normal le bonheur). Et quoi ! Pas mal d'être cloué au sol par la gravitation universelle, de ne pas éclater en postillons grâce à la pression atmosphérique, mais qui s'en aperçoit ?

On comprend donc l'attachement (oh !) que nous avons à ces liens que pourtant nous dénonçons. Car, en même temps, l'homme est fait pour être libre et ne supporte pas une contrainte quelconque. La " liberté ", ce mot valise dans lequel on fourre toutes nos frustrations de mortels, susurre à l'oreille de notre cœur la mélodie lancinante de la plus séduisante des sirènes. On est près à tout casser pour la rejoindre. Certains y arrivent - à quel prix ? - mais en général " on ne casse rien " si ce n'est soi-même.
Donc on se cramponne à ce qui nous enchaine et on veut échapper à ce qui nous maintient en vie. Curieux paradoxe que la nature humaine… comment en sortir ? Et, d'ailleurs, faut-il en sortir ?

L'aliénation : faut-il en sortir ?

Donc on tourne en rond. On ne peut pas renoncer àl'image que l'on se fait de soi (droiture, orgueil, sentiment d'injustice, respect du à sa personne, respect de la parole donnée….), mais non plus à celle que nous partageons avec les autres (habitudes alimentaires, comportementales en société, rituel…), et on ne peut pas rester lié à ce qui nous fait mal (un amour trompé, un contrat bafoué, une amitié déviée, peur, peur, peur…). On ne peut pas renoncer à la vision que l'on a du monde (symétrie, harmonie, équilibre) mais on voit bien que le monde change et on ne peut pas rester seul…

" On ne peut pas… " sont, vous l'avez compris, les mots clefs de ce qui précède. On ne peut pas à la fois, suivre et précéder, garder et jeter, être lié et délié, choisir. On ne peut pas lâcher prise. Les motifs qui nous poussent et nous retiennent sont très puissants et agissent simultanément à notre insu. Il s'en suit une position de douleur qui, tôt ou tard, devient insupportable. " Oui ", alors, la réponse à la question " faut-il en sortir ? " est évidente : " oui ". Seulement, je tire mon chapeau à qui s'en sort tout seul.

Convergeons un peu plus vers la question qui nous occupe : les conflits. On n'entre pas en conflit volontairement, mais à notre insu, nous l'avons déjà vu. Une maladresse, un mot de travers qui ne correspond pas à notre vision aliénée sans le savoir du monde, puis la relation s'envenime " toute seule" et se verrouille avec les liens de nos aliénations " mentales ". Un conflit escaladé à notre insu, verrouillé par notre vertige de descendre de nos certitudes, ne va pas se résoudre tout seul sans l'aide d'un tiers.

Ça, on arrive encore à le conceptualiser et à l'admettre. Mais le recours à un tiers ne suffit pas à répondre à la question posée : " comment en sortir ? ".


L'aliénation : comment en sortir, la médiation professionnelle ?


Mine de rien, on arrive en plein cœur de la problématique de la médiation professionnelle.

Les louanges que nous entendons actuellement, ici ou là, sur les mérites de la médiation, proférées par " la société ", qu'elle s'appelle gouvernement, justice, église, et les récents textes de loi, tournent pratiquement toutes autour de l'appropriation des outils de la médiation pour calmer, amadouer… les belligérants et les faire entrer dans une relation conforme à la loi, la protection de l'enfant, la morale élastique de notre temps, la " normalité ". Autrement dit, pour insuffler à dose adroite le sérum soporifique de la paix sociale dont les uns et les autres nous aurions oublié de prendre notre pilule quotidienne pour le plus grand bénéfice de l'entente collective. " Calmez-vous et rentrez dans le rang… à moindre coût…". Or, on renforce ce faisant, ce qui, justement, causait la douleur des personnes : leur aliénation. Car c'est bien le décalage entre leur normalité intérieur et l'anormalité ressentie comme telle de leur relation à l'autre (au singulier ou au pluriel) qui les fait entrer en conflit et auquel on voudrait les renvoyer. On ne va pas en sortir de cette façon.

La médiation professionnelle envisage le décollement d'avec ce nécessaire " bien pensant ", cette ô combien séduisante " pensée unique " en économie… La médiation professionnelle n'appelle pas à la révolution mais elle procure, de façon temporaire et artificielle parfois, aux parties en conflit, un espace de libération. Elle coupe un certain nombre des chaines qui ne permettent plus aux parties de choisir librement les chemins pour sortir de la relation dégradée dans laquelle elles se trouvent enfermées. Comment ?

Déjà, le processus de médiation élimine totalement la culpabilité et le jugement des personnes et, de ce fait, retire un couple de rappel important vers la frileuse et jalouse loi du groupe. L'équilibre de l'ambivalence que nous avons décrit ci-dessus, s'en trouve di symétrisé. Ensuite, par des techniques d'entretiens altéro-centrés dont nous avons déjà parlés, elle sectionne une partie des puissants liens aliénant avec des mots qui troublent le discernement des personnes. Les mots remis à leur juste place deviennent employés rationnellement et non pas émotionnellement. Replacées dans la légitimité de leur logique, les personnes sont redressées dans leur responsabilité pleine et entière vis à vis des décisions qu'elles vont prendre librement concernant le conflit dans lequel elles étaient enfermées.

Or, une personne qui prend sa liberté, qui libère sa parole, laisse la place à l'autre pour en faire autant. " La liberté de chacun n'est pas limitée à celle d'autrui ". Je n'arrive pas à me résoudre à n'être qu'une gêne potentielle pour mon voisin (quoique…). Mais " la liberté de chacun s'étend à celle d'autrui ". La liberté n'est pas l'endiguement frileux derrière une pensée muselée pour ne pas soit disant irriter l'autre (mais je n'en pense pas moins, et c'est bien pire), elle est paisible expression qui appelle la même libération de la part de l'autre. Ce n'est pas gagné, mais essayez de le vivre comme cela, ça change bien des choses.

Ainsi, les parties en conflit ne pourront plus se voir comme des victimes d'une justice aveugle qui leur impose une solution qui ne leur convient pas ni aux uns ni aux autres. Vite dit, peut-être bien dit, mais vous comprendrez que c'est tout une technique mais aussi tout un art ; ça ne s'improvise pas.

En sortant de leur aliénation, les parties peuvent récréer un lien librement choisi - fut-ce un lien de rupture - dont, in fine, ils ne sentiront pas la contrainte car ils n'auront pas à " tirailler " dessus. La proprioception sera totale. Les accords échafaudés par les parties ne sont jamais, volontairement, illégaux, la loi n'a pas à avoir peur. Les gens, spontanément, ne construisent pas leur avenir sur une perversion des textes. D'ailleurs, ils n'iraient pas loin, l'avocat, le notaire, le fisc, sauront les rattraper si, sans le faire exprès, ils s'étaient mis d'accord sur quelques résolutions impossibles à mettre en œuvre. La société n'a pas à s'inquiéter, mais supportera-t-elle longtemps la confidentialité des accords pris. Nous en avons déjà parlé dans une notre dédiée à ce sujet.

Nous n'avons pas fait un tour de passe-passe intellectuel, mais notons que nous continuons de ne répondre que partiellement à la question du comment sortir de notre aliénation et du comment apprendre à " lâcher prise ". Car nous nous sommes limités à la résolution des conflits autour desquels nous pouvons créer une relation circonscrite et peut-être un peu artificielle pour " débrancher " les belligérants de leurs certitudes. Une fois rendu " à la vie civile " ils ne sont pas " guéris " car ils n'ont pas suivi de thérapie. Quelle est " l'opérationabilité universelle " des outils que nous utilisons en médiation ? Nous ne le savons pas.

Aliénation : conclusion

Dur article, nous nous en apercevons en le relisant, qui illustre que nous sommes tous des aliénés qui s'ignorent. Et moi qui me croyais être au dessus de tout cela et respirer l'air pur des sommets de l'intelligence libérée. Il va falloir que je redescende de mes certitudes, y a-t-il quelqu'un qui veuille bien m'aider ?

Peut-être, comme moi, arriverez-vous à vous reconnaitre aliénés - juste comme cela pour avoir l'apparence d'une certaine humilité, personne ne viendra vérifier si vous êtes sincères, ne soyez pas inquiets. Et, comme il s'agit bien de lien " dans la tête ", on parle bien d'une " aliénation mentale ".
Mais, non, non, non… nous ne sommes pas tous fous, pas tous, pas " fous à lier " !