Médiation et autorité
C'est moi qui commande !

Combien de fois les médiations rencontrent-elles, notamment dans leur processus de démarrage, l'obstacle de l'autorité de l'une des parties sur l'autre. Résoudre autrement les conflits que par un rappel à la loi / au règlement risque-t-il d'entacher les rapports d'autorité dans notre société ? Comment faire accepter à un directeur d'entreprise de ne pas exercer son pouvoir hiérarchique pendant un moment ? Comment s'abstraire du cadre juridique ? Comment expliquer à un professeur qu'un conflit qui se réglerait par la médiation donc par l'intermédiaire d'une personne autre que lui) n'est pas une remise en cause de son autorité ? Impossible ! Impossible mais de plus inutile. Et pour cause, parce que pour entrer en médiation, il n'y a pas à entrer dans ce renoncement. Tout cela est confus et craintif dans nos esprits, en alerte que nous sommes de nous voir à notre tour, un jour, confrontés à cette question. Tachons de nous déplacer dans les méandres de ce marécage conceptuel pour tenter d'en éclaircir un sens d'écoulement de la pensée et du comportement vers lequel caler notre posture de médiateur et celui des parties en conflit.

Nous voudrions éviter de commencer en présentant la distinction entre l'autorité de pouvoir, de fonction ou de compétence, en évoquant l'autorité naturelle propre à chacun d'entre nous ou celle acquise dans un couple ou une famille, l'autorité légale, sociale, parentale, ce serait commencer un exposé universitaire au risque de vous lasser, lecteur, de plus, nous allons le voir, la problématique ne change pas beaucoup.
Cassons plutôt le mot comme nous nous régalons à le faire de temps en temps : autorité, auto rite, é tire auto ou auto tire, étire auto. On constate dans un premier temps que le palindrome " auto " résiste bien à nos mastications et nous indique que l'affaire est en grande partie réflexive. Puis, on entend des choses ambigües contraignantes ou bonifiantes par certains côtés " on se tire dessus " Aie! , " on s'étire " Aie ! Mais on peut aussi se relaxer ou s'agrandir en s'étirant. On s'inscrit dans un rite, contrainte mais contrainte rassurante souvent. Cassons encore plus le mot en jouant avec un peu de maladresse à " des chiffres et des lettres " : auto trié, tré au toi, très à toi, trésor toi. On reste dans l'égocentré " auto " mais sous-jacent, après tri et sélection et donc choix volontaire, il y a " trésor " : l'autorité parle de mon trésor au fond de moi " auto " à celui de l'autre " toi ". Pas étonnant qu'une relation au cœur des hommes, au cœur à cœur, soit aussi sensible. Résumons, à travers le mot, nous entendons que l'autorité parle de façon contraignante mais potentiellement valorisante de moi à toi.

Et c'est bien ce que nous dit l'étymologie du mot qui renvoie à augere et donc augmenter, poser un acte créateur, fondateur, presque engendrer ou bien auctor auteur, encore un créateur.
Plus grand-chose à voir avec la définition du dictionnaire : pouvoir de commander, pouvoir d'imposer…

Et c'est bien là le problème, l'origine pleine de bonnes intentions du mot qui voulait se mettre au service de l'autre, devient avec le temps un outil de contrainte. Le mot comme nous l'avons vu au chapitre précédent traduit donc bien l'ambigüité de son histoire, d'où la confusion dans les esprits et le blocage dans les médiations par crainte, non pas de perdre son " autorité " mais son " pouvoir ". Le " potentiellement valorisante " ci-dessus va dépendre du sens vers lequel le détenteur de l'autorité va exercer son pouvoir : pour faire grandir l'autre et le libérer ou pour le contraindre et l'écraser.

Quelques exemples pour incarner ce début tiraillé autour du mot et illustrer les contorsionnismes dans lesquels les médiateurs sont parfois amenés à entrer pour faire retrouver l'équilibre et la responsabilité à ceux qui viennent les consulter.

A l'armée, un bon début. " La discipline fait la force des armées " slogan de ralliement des militaires qui se vivent comme les propriétaires de cette discipline qu'est la discipline (hum). Et oui, pour en parler, il peut être utile de prendre le sujet comme une discipline universitaire, comme un des éléments de la qualité relationnelle dont les médiateurs professionnels se targuent d'être des spécialistes.
Mais où un ordre donné et une contrainte pour en forcer l'exécution sont-ils suffisants pour déclencher un conflit ? Dans la mesure où ce jeu de rôle relationnel est consenti par les deux parties, l'un commande et l'autre obéît. Point de conflit là-dedans, c'est un rituel relationnel auto choisi par chacun. Il faut bien que quelqu'un indique ne serait-ce que la cible pour que toute la troupe tire dans le même sens. Mais " subitement " un des soldats n'est plus d'accord (pas devant l'ennemi de préférence, il peut y avoir un temps pour tout). Alors, dans l'instant, tout s'arrête, le hiérarchique n'a plus autorité, il ne lui suffira plus de faire des vocalises pour être obéi, le jeu relationnel est rompu. Mais le hiérarchique n'a pas pour autant à renoncer à son autorité hiérarchique, si attaque il y a c'est bien lui qui donnera le sens des tirs. Sauf que dans l'instant du désaccord, il n'est plus hiérarchique, il est un homme devant un autre homme qui, comme lui, a la possibilité de rompre le contrat relationnel, de rompre le contrat tout cours. Le jeu de rôle est changé. Ça parait peut-être simple comme cela (peut-être) mais cette modification des rôles respectifs n'est pas spontanée. Très rare sont les gens qui entrent dans ces nuances. Normalement, en face d'hommes normalement constitués, le changement de posture nécessite l'aide d'un tiers pour être compris et surtout pour être " surveillé " lors des entretiens de médiation. Eh oui, un médiateur professionnel est utile.

Il n'y a pas que ça. En entreprise, il y a aussi l'inverse. L'autorité s'appuie presque toujours sur des forces extérieures que sont la loi, le règlement intérieur, la jurisprudence de cas similaires déjà tranchés… et donc, en arrière plan, sur la force publique anonyme qui va les faire appliquer. Autrement dit, je ne suis plus responsable de ce que j'impose, je suis le représentant d'une autorité supérieure, je suis l'exécuteur des basses œuvres, le transmetteur des contraintes qui me sont d'ailleurs également imposées… l'autorité par défausse. Moi, je voudrais bien, mais je ne peux pas, je dois obéir comme je vous demande d'obéir aussi. Je suis un brave type, mais discipliné… J'ai cru entendre que vous lisiez " un con ". Mais ce n'est pas moi qui l'ai écrit.
Le médiateur rencontre souvent cette posture. Il faut longtemps pour remettre l'interlocuteur devant sa responsabilité pleine et entière, notamment quand le bouclier de la loi ou du règlement semble lui donner raison à tout coup. Et pourtant, le règlement intérieur n'est pratiquement jamais en question et l'autorité des entreprises n'est pas remise en cause. C'est la relation entre les personnes qui est en cause. S'il est prévu que les ordinateurs de commande des machines outils doivent être sécurisés tous les soirs sous peine de sanction, et qu'un soir un employé ne l'a pas fait, il s'agit d'une faute professionnelle dans le traitement de laquelle, a priori, le médiateur n'a pas à entrer. Mais si un employé est tellement harcelé pour un chef de service perturbé lui-même par sa procédure de divorce, et qu'il se " barre " de cet enfer en oubliant de mettre son ordinateur en sécurité, là, il faut voir de plus près la qualité des relations entre les deux hommes. Un médiateur a probablement des choses à faire à son propos. Il ne suffira pas de se cacher derrière une procédure disciplinaire pour résoudre le problème.
L'autorité qui se limite à l'application des règles / de la loi ne résout pas les conflits car cela ne permet pas de comprendre leurs origines pour mieux les traiter. La médiation ne remet pas en cause les rapports d'autorité / rapports hiérarchiques dans l'entreprise, c'est un outil au service de tous. Ce travail ne sera pas réalisé correctement, même avec toute la bonne fois possible, par un représentant des RH, dont la mission est justement de faire respecter le règlement intérieur. Il faut un tiers indépendant, fut-ce un salarié de l'entreprise mais dont l'indépendance est inscrite dans sa mission et son contrat. De plus il s'agit d'un métier qui ne s'improvise pas : la mise en place d'un processus structuré de résolution de conflit n'est pas innée même dans l'esprit des personnes les mieux intentionnées.

Pendant que nous sommes dans les inversions que nous affectionnons, en effet, il en est une autre subtile souvent à traiter. Celle de la victime consentante à son insu. Il est des gens qui dégagent une " autorité naturelle " qui force l'admiration, on parle élégamment de leadership, de charisme de communication, de pouvoir de conviction et on en parle souvent de façon flatteuse. Certes. Sans trahir notre intimité, nous nous souvenons d'un cours d'allemand, nous avions 15 ou 16 ans, au cours duquel nous avons entendu pour la première fois un discours d'Hitler, nous n'avons pas compris un mot, mais nous avions la chair de poule à l'écoute de cette puissance de ton. Il y a des gens qui arrachent les foules. Sans aller jusqu'à la guerre mondiale, lors de la résolution d'un conflit conjugal, il y a presque toujours un dominant et un dominé victime et quelquefois victime consentante à son insu (habitude d'être dominé, reste d'amour pour l'autre, l'apparence de devoir protéger les enfants qui sert d'alibi à la non confrontation, que sais-je ?). L'autorité du dominant est chose acquise même si l'autre se rebelle et les deux sont complices dans un accord sourd pour le maintien de cette relation même si l'un la dénonce, en apparence. Le rétablissement de la liberté des deux interlocuteurs, par l'intervention d'un tiers, un médiateur, va se faire en sens inverse selon les deux parties. Ça peut prendre du temps. Attention, il faut libérer les deux, car l'autoritaire est lui aussi aliéné par l'image qu'il a de lui dans le regard de son conjoint.
Un peu plus subtile encore. Quand depuis 20 ans de mariage l'un n'a pas regardé l'autre comme un époux, cette distorsion s'est immiscée dans la relation petit à petit entre les deux, elle est inadmissible pour qui arrive et constate la chose, mais elle est assimilée par les deux jusqu'à ce que… et il ne suffit pas de s'ébrouer comme un cheval mouillé par se débarrasser de cette imprégnation. Quand l'un abuse de l'autre, la relation perverse est d'une lecture facile, mais ne pas " regarder " l'autre est aussi un abus, dans l'autre sens, certes, mais un abus tout de même, dont la lecture est très difficile car qui abuse qui ? Il va falloir une attention spéciale d'un tiers, un médiateur, pour que la relation reste équilibrée pendant la médiation. Il va falloir remettre en cause les rapports d'autorité/soumission existants pour les faire évoluer vers un changement de posture et une prise de conscience des parties.

Depuis l'école et après. La quasi unanimité des enseignants souffre de la dégradation des relations dans l'école entre les élèves, entre eux et les enfants, et avec les parents… Mais, restons sur les relations entre les élèves. Deux enfants se disputent. L'instituteur tout de suite fait un rappel au règlement (la loi) pour résoudre la tension entre les enfants. Tout conflit est une atteinte à la loi qui va résoudre les tensions car l'adulte rappelle et s'appuie sur cette loi pour imposer le calme dans les rangs. Mais un enfant a insulté un autre et les insultes ne sont pas prohibées dans le règlement intérieur, de plus comment savoir qui a insulté qui ? Si l'un a insulté l'autre (à prouver), il peut être justifié de le punir (avec discernement) alors peut-être le calme reviendra dans la classe. Mais celui qui aura été insulté n'est pas consolé de voir la classe calmée, il continue de porter la blessure qu'il a reçue et la " condamnation " de son camarade n'est pas une consolation suffisante. D'ailleurs, cette insulte est-elle venue sans motif ? Il va falloir recréer les conditions d'une certaine qualité relationnelle entre les deux enfants. C'est le rôle du médiateur et cette reconstruction ne se fait pas par l'application de la loi mais par l'instauration d'un dialogue aidé et mené par un médiateur. Ce dialogue aura pour vertu de permettre aux élèves de résoudre eux mêmes leur conflit et de réparer ainsi leur blessure sans pour autant remettre en cause l'autorité de l'instituteur. Il reste celui qui commande dans la classe et au sein de l'établissement.
L'école est un creuset expérimental de la vie réelle ultérieure, c'est donc là que se structure la posture des hommes avec l'autorité. Certes, il y a la famille où les relations avec les parents sont un premier apprentissage. Mais c'est dire que des personnes en conflit ont déjà assimilé dans leur petite enfance tous les réflexes de la surenchère conflictuelle. Pas possible de se désenchainer facilement tout seul en quelques heures. Il faut un tiers : un médiateur.
La médiation ne va donc pas remettre en cause l'autorité des professeurs ni la punition donnée. Elle va cependant hisser l'enfant dans une posture relationnelle qui lui évitera de se retrouver dans des situations punissables à la suite de mésententes avec ses camarades ou avec les professeurs et, même plus, avec ses parents.

Aller, encore une inversion. Vous allez dire qu'on tourne en rond à force d'inverser. Mais pas du tout, nous avançons. Si vous commencez à la suite de ce qui précède, à être quelque peu convaincu de ce que la médiation agit sur un autre plan que l'autorité, nous proposons maintenant justement de rétablir le lien entre les deux que nous nous efforçons pourtant de dissocier depuis quelques pages. En effet, on ne parle que des trains qui arrivent en retard, on ne parle que des relations qui dérapent en conflit. Et là, une fois la surenchère ayant placé les parties au sommet de leur orgueil et de leur autorité bafouée, les choses sont compliquées à dénouer et l'autorité des uns et des autres risque de s'en trouver émoussée à l'issue du conflit. Or comme les bonnes piles d'énergie, l'autorité ne s'use que si on s'en sert. La médiation utile pour résoudre les conflits est pourtant bien plus utile pour mettre en place, à la maison, en entreprise, à l'école, les éléments d'une qualité relationnelle qui justement évite l'éclosion des conflits et remet chacun en place dans sa responsabilité vis à vis des autres. La médiation au service de la qualité relationnelle est dans cette logique un renforcement de l'autorité de chacune des parties.
Ce n'est pas très compliqué à comprendre. Mais on constate que c'est assez difficile à faire spontanément. Ce qui se développe actuellement en entreprise sous le vocable des " incivilités " auquel nous préférons celui plus positif du " développement de la civilité" au travail est précisément dans cette idée. Le recours à des spécialistes de la qualité relationnelle est de ce fait de plus en plus fréquent. Au-delà du confort que chacun y trouve dans sa vie au travail, cette préoccupation actuelle du monde du travail sur ces questions est de plus en plus reconnue comme un élément essentiel de la compétitivité des entreprises, motivation au travail, baisse de l'absentéisme, libération de la créativité et de l'innovation, amélioration de la réactivité en cas de difficulté, etc.

Alors, autorité : contrainte ou pas contrainte ? Eh oui, il y a presque une dichotomie, c'est l'un ou l'autre, on est presque obligé de choisir son camp pour vivre. De fait, le petit homme choisit. De fait, il y a ceux qui choisissent d'être avec, d'autres qui choisissent d'être contre l'autorité et ce sont souvent des choix à vie. Certains hommes se construisent contre leurs parents, contre leurs professeurs, contre la loi, contre l'Etat, contre… il peut être important pour le médiateur de détecter cette posture car lui aussi, au cours des entretiens, use de son autorité naturelle et de celle qui lui aura été conférée par les parties pour faire respecter les règles convenues de la qualité relationnelle. Il risque alors de se trouver lui-même confronté à une posture " anti " pliée de longue date dans la personnalité d'une des parties et faire l'objet d'une certaine agressivité de la part d'un des belligérants. Pas simple. L'ajustement de ces postures respectives pourrait à lui seul justifier la tenue d'entretiens individuels préalables avec chacune des parties en conflit, mais est-ce toujours possible, notamment en milieu scolaire ?
Il se présente donc à nous au travers de cet article un choix individuel, un choix de vie au milieu des autres non seulement quand ça se passe mal, mais justement pour éviter que ça ne dérape. Plus loin, il y a un choix collectif de vie en commun et, comme nous l'avons juste mentionné en introduction, un choix de société. La médiation ne peut pas être opposée à l'autorité, au contraire elle renforce celle de chacun d'entre nous.
Pour faire entrer les partenaires en conflit dans cette logique, pour montrer aux responsables des entreprises l'intérêt d'investir dans la qualité relationnelle, le médiateur va donc devoir user de tact et de toute son "autorité ".